Une saison de machettes, Jean Hatzfeld

Publié le par Clara

Entre réflexions et témoignages, un texte d’une très grande qualité sur le génocide rwandais.

 

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Je commence par vous dire que j’ai pris un retard phénoménal dans la rédaction de mes billets, par manque de temps et, il faut bien le dire, aussi un peu par flemmardise aiguë. Bref, les livres s’entassent (et il y en a déjà trois qui attendent impatiemment !). Je débute mon plan rattrapage par le dernier livre que je finis à l’instant (quelle bonne résolution !).

 

Et il s’agit d’un essai passionnant, du journaliste Jean Hatzfeld, dont j’avais déjà lu la splendide Stratégie des antilopes ; essai qui fait partie d’une trilogie que je lis complètement à l’envers. Je suis tombée en effet au Bleuet (ma librairie préférée dont je redirai un mot plus tard) sur La stratégie des antilopes qui est en fait le troisième volet de la série ; La saison des machettes est le deuxième ; il me reste donc encore le premier : Dans le nu de la vie.

 

Un essai passionnant, disais-je, sur le génocide rwandais, sur lequel mes connaissances étaient finalement assez lacunaires avant de lire Hatzfeld. Le journaliste, qui a noué des amitiés dans cette région des Grands Lacs, se consacre à analyser le processus génocidaire à l’échelle de la commune de Nyamata (une petite cinquantaine de kilomètres au sud de la capitale Kigali). Après avoir interrogé les rescapés (La stratégie des antilopes), il se consacre ici aux tueurs.

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La région de Nyamata sur Google Earth

 

C’est un ouvrage qu’il est impossible de lâcher, ce qui tient au sujet, mais aussi à la démarche de l’auteur.

 

Le sujet d’abord. Un génocide dont la rapidité stupéfie : d’avril à mai 1994, 800 000 Rwandais (principalement Tutsis) sont assassinés en moins de 100 jours. Un génocide qui soulève nécessairement la lancinante question du « pourquoi ? », et qui surprend sans cesse, en balançant entre traits communs des génocides – Hatzfeld opère de fréquents rapprochements avec le génocide juif, notamment au travers des travaux d’Hilberg ou de Browning – mais aussi une originalité profonde. L’entrée par les coupables, ces bourreaux ordinaires, qui, pendant trois mois, ont totalement délaissé les travaux des champs, pour poursuivre pendant des heures les Tutsis réduits à se cacher dans les marais, est à mon sens encore plus passionnante que l’entrée par les rescapés (« Ce monsieur tué sur la place du marché, je peux vous en raconter un souvenir exact, car il est le premier. Pour d’autres, c’est plus fumeux, je n’en ai plus trace dans ma mémoire. Je les ai considérés sans gravité. Je n’ai même pas repéré, à l’occasion des meurtres, cette petite chose qui allait me changer en tueur », page 31).

On a l’impression d’un décalage hallucinant entre le discours des coupables des tueries et la gravité de leurs actes dont ils ne semblent prendre qu’épisodiquement conscience, en témoigne leur conception du pardon.

On en ressort ahuri et hébété, en comprenant sans la comprendre la mécanique de ces massacres dans la folie desquels ont été emportés les Rwandais (« La règle numéro un, c’était de tuer. La règle numéro deux, il n’y en avait pas. C’était une organisation sans complication », page 14).

 

La démarche, ensuite. Il ne s’agit pas d’un roman, mais pas exactement d’un reportage non plus. Hatzfeld s’est entretenu, pendant plusieurs semaines, avec un groupe de Hutus emprisonnés, et ces entretiens sont en partie retranscrits, sous forme de matériau assez brut (sans commentaires), dans des chapitres classés thématiquement (« la première fois », « l’apprentissage », « le goût et le dégoût », « le pardon » …). Entre ces chapitres, le journaliste intercale des chapitres écrits (« un huis clos », « la disparition des réseaux », « à la recherche du juste »), qui rassemblent des réflexions à la fois sur le génocide en lui-même, mais aussi sur sa propre démarche d’enquêteur et les biais qu’elle peut induire. Cette architecture originale permet de reconstruire progressivement, comme en plusieurs « couches », le canevas du génocide, dans ses nuances extrêmement complexes, et ses suites : «  Les rescapés cherchent la tranquillité dans une partie de la mémoire. Les tueurs la cherchent dans une autre partie. Ils n’échangent ni la tristesse, ni la peur. Ils ne demandent pas la même assistance au mensonge. Je crois qu’ils ne pourront jamais partager une part importante de vérité » (paroles d’une rescapée, pages 182-183).

Bouleversant de bout en bout, et, ce qui ne gâche rien, très bien écrit. Bref, indispensable.

C’est pour qui ? Sans hésiter Cathy et Vincent (mais je le recommande très vivement à tout le monde !)

 

Paru en 2003 – Points, 7 euros – 290 pages.

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